Pocatello, ID

John n’avait pas demandé à Xiang de le suivre, il voulait juste parler au groupe. Et il était un peu mal à l’aise. Tous s’installèrent dans le salon, intrigués par la démarche du père de famille qui se décida à se lancer après un moment d’angoisse silencieuse.

- Euh… C’est un peu délicat…
- Il y a un problème ? demanda Dee inquiète.
- Non, non, pas du tout, tout va bien, répondit John qui n’avait pas envisagé que son stress ait pu être envisagé sous cet angle.

Conscient qu’il fallait bien qu’il se jette à l’eau, il cracha le morceau.

- C’est une idée de ma mère. Elle veut que vous fassiez une quête de vision. C’est pas obligatoire, bien sûr. Vous faites comme vous voulez et vous êtes les bienvenus ici, aussi longtemps que vous le voulez, même si vous refusez.
- Une quoi ? demanda Luis.
- Une quête de vision, intervint Mel. C’est un rituel amérindien qui est censé aider les jeunes gens à trouver leur voie, leur place dans la société.
- C’est une vieille tradition, ajouta John, ma mère est assez branchée là-dessus. Je ne sais pas pourquoi, la lubie lui est venue ce matin et elle ne me lâche plus avec ça. Mais vous n’êtes engagés à rien. Je lui ai juste promis que je vous en parlerai. C’est fait.
- Ca consiste en quoi ? demanda Dee.
- Il y a plusieurs étapes, répondit l’Amérindien, et c’est assez intense. Il y a une période de préparation au bout de laquelle, vous passerez une nuit seuls en forêt. C’est difficile et éprouvant, mais tous ceux qui l’ont fait en retirent quelque chose. Moi, ça ma profondément marqué. C’est une expérience unique.

Xiang écouta ce que lui dit monsieur Blackhawk et il écarquilla des yeux ronds quand ce dernier évoqua l'épreuve spirituelle indienne... S'il s'attendait à ça ! Mais pour autant cette tronche était due à la surprise et en aucun cas à une quelconque moquerie, bien au contraire. En fait, après quelques secondes de réflexion, l'idée ravie totalement le jeune homme qui afficha un sourire et hocha la tête affirmativement.
- Mais... Mais c'est une bonne idée! J'veux dire, je ne connais rien à la culture shoshone, donc je ne sais pas quel est le spiritualisme derrière, mais l'idée en elle même me paraît bonne, vraiment !
Il n'en faudrait donc pas plus pour convaincre le jeune Xiang qui affichait maintenant une volonté pour le moins assez forte quand bien même il n'avait aucune considération pour le mysticisme qu'impliquait cette épreuve.

- Moi aussi, je veux le faire ! ajouta Luis.

John était le premier surpris par l’enthousiasme des jeunes gens. Visiblement, il s’était attendu à se faire envoyer sur les roses.

- Il faut quand même que je vous prévienne que c’est très éprouvant. Ce n’est pas juste une ballade dans les bois. Vous allez être épuisés, physiquement et psychologiquement. Mais vous en sortirez grandis. C’est une expérience inoubliable. Si vous vous engagez, ne le faites pas à la légère. Je n'ai pas envie de passer du temps à tout préparer pour que vous renonciez parce que c'est trop dur. Si vous le faites promettez-moi d'aller jusqu'au bout.

Il regarda les jeunes gens et l’enthousiasme ne semblait pas avoir diminué.

- Si vous êtes partants, on peut commencer les préparations tout de suite.

Le jeune Xiang écouta son interlocuteur avec attention et sérieux. Peut-être avait-il prit la chose trop à la légère mais pour autant, il ne voulait pas faire demi-tour.
- Ben... Vous l'avez dit, ce sera un life-changer... Je ne suis pas contre, quoi que ce soit qui m'attende au bout.
Pour sa part, Xiang avait donc prit sa décision et il ne se sentait pas de laisser tomber Mr Blackhawk s'il voulait bien l'amener à accomplir ce rituel.

Mel, Luis et Dee confirmèrent à leur tout leur participation. John sourit avec une certaine bonne humeur.

- Vous allez en baver. Dans les jours qui viennent, je vais vous expliquer les bases de la culture shoshone. D’ici une ou deux semaines, nous pourrons procéder à la quête qui durera trois jours de jeûne, je préfère vous prévenir tout de suite. Mais ne vous inquiétez pas, votre santé ne sera pas mise en danger.

Il regarda Xiang plus précisément.

- Je m’arrangerai avec Rufus pour qu’il te donne un congé.

Il repassa ensuite à l’ensemble du groupe.

- Vous avez des questions ?

Pendant une bonne semaine, John fit tous les jours des réunions sur la culture shoshone. Il en expliqua les fondements, le mode de vie ancestral, la transhumance, la chasse, la pêche, le chamanisme, les esprits de la nature, les animaux et leur symbolique selon leurs caractéristiques (le bison fort, le castor bon nageur, etc…). Le rôle des éléments, de la pluie et du soleil. Enfin, sans trop en révéler, il évoqua la nature de la quête de vision en tant que rituel, évoquant le fait que les jeunes gens allaient mourir symboliquement pour renaître en tant qu’individus shoshones. Car c’était aussi un rite d’acceptation.

En développant un peu l’histoire du peuple, John évoqua certains shoshones célèbres, dont Sacagawea qui servit de guide et d’interprète à l’expédition de Lewis et Clark. Luis remarqua qu’il la connaissait à cause du film « La Nuit au Musée » ce qui déclencha l’hilarité générale.

Ensuite, les citadins qu’étaient Xiang et ses amis eurent quelques cours pour s’orienter en forêt grâce au soleil et aux étoiles dont les noms des constellations étaient assez éloignés de Ptolémée.

Et puis, le grand moment arriva, Le groupe d’aventuriers fit une dance du soleil avec la famille Blackhawk devant l’astre du jour qui se levait. John donna un couteau à chacun des jeunes gens.

- La quête de vision est personnelle, vous serez envoyé dans des endroits différents, séparément.

La grand-mère leur donna ensuite un petit sac en peau de biche à porter en bandoulière et le père de famille continua les explications.

- Vous pourrez recueillir dans ce petit sac tout ce qui vous paraîtra significatif.

Les aventuriers étaient concentrés mais la tension était palpable. L’étape suivante, ils le savaient, était une longue prière ou méditation de plusieurs heures à l’orée de la forêt. Ils furent rassemblés ensembles et isolés des amérindiens pour la prière. Ils étaient à l’extérieur, il faisait beau, les Amérindiens étaient trop loin pour les entendre.

- C’est le grand moment, dit Luis à la fois enthousiaste et énervé.

Pendant les semaines qui suivirent, Xiang se prépara avec sérieux mais pour autant, il n'aurait jamais pensé que ce serait un rituel aussi éprouvant et important. Cependant, l'effet occasionné par cela fut qu'il trouva sa motivation grandie et il était maintenant déterminé à accomplir le rituel. Luis s'adressa à Xiang et le jeune asiatique se trouvait à peu près dans le même état d'excitation que lui.
- Ouaip ! Le grand jour... Espérons que ce soit enrichissant... Enfin ça le devrait !
Après cela, Xiang commença sa prière mais en étant un peu dérouté : il ne savait pas quoi ou qui prier, ou si il ne devait penser à rien ou à quelque chose; Dans le doute, il procéda selon ce qu'il savait des traditions bouddhistes de son propre peuple (bien qu'il n'était pas croyant).

D’après ce que John Blackhawk avait expliqué, la prière et l’action spirituelle se faisait en générale par rapport au Grand Esprit et aux esprits de la nature. Mais chacun était libre d’interpréter cela comme il l’entendait. De nombreux shoshones étaient chrétiens, agnostiques ou athées et avaient adapté le rituel. Lui-même avait précisé qu’il voyait ça comme une sorte de méditation introspective.

Luis eut un peu plus de difficultés que les autres à se concentrer pour la prière, mais une fois que les autres furent lancés, il fit de même. John Blackhawk les rejoignit et alluma un petit feu au milieu de là où étaient rassemblés les jeunes gens. Il fit brûler plusieurs herbes et plantes aromatiques qui donnèrent une atmosphère particulière à l’expérience. Une fois la prière terminée, c’était le grand départ. John donna à chacun un itinéraire différent à travers la forêt. Chacun devait marcher pendant à peu près une journée pour rejoindre un abris monoplace artisanal construit par les shoshones spécialement pour les quêtes de vision. Ils devaient y passer la nuit et revenir le lendemain.

Dee partit en premier après avoir embrassé Xiang. Ensuite, ce fut au tour de Luis, Mel et enfin Xiang.

- Bonne chance, dit John au départ de chacun de ses protégés.

La méditation fut un instant plaisant pour Xiang mais dérangeant en même temps... Repensant aux paroles de Mrs Blackhawk, il repassa dans sa tête sa vie antérieure, revenant sur les erreurs qu'il avait faites, et comment réparer toute sa vie brisée. Sa méditation terminée ne lui avait pas apporté de réponse mais elle lui avait au moins permis de se poser les bonnes questions.
Au départ, il embrassa Dee très fort et lui fit un dernier câlin avant d'être séparé d'elle. La séparation fut moins dure pour ses deux autres compères. Xiang partit en dernier après avoir prit une grande inspiration, réalisant seulement maintenant que ce serait plus éprouvant qu'il ne l'avait imaginé. S'aidant au mieux de sa carte, il essaya de s'orienter correctement à travers les différentes arbres et arbustes pour atteindre son abri.

Après le câlin et la séparation, Xiang se mit donc en route. Quelques minutes plus tard, il était au milieu de la forêt, il ne voyait plus, ni la ferme, ni ses habitants. Il était seul. Xiang avait de la chance, le temps était de la partie. Concentré sur sa route, il marcha plusieurs heures au milieu des arbres et finit par arriver sur une colline à la végétation plus parsemée. D’après sa carte et son itinéraire, il était à mi-chemin. Il devait être midi et il sentit son estomac vide se manifester par des gargouillements. Il n’avait pas d’autres provisions qu’une gourde d’eau.

De là où il était, il pouvait à nouveau voir la ferme, loin en contrebas. Il voyait également toute la ville de Pocatello, la Snake River et son réservoir, ainsi que la route qui menait à Salt Lake City.

Xiang marcha un bon moment à travers la forêt de Pocatello... L'air était vivifiant et la nature était magnifique, cela l'amenait à penser à des jours meilleurs qui viendraient peut-être un jour...
Son estomac gargouillant le ramena à la réalité et c'est alors qu'il se dit qu'il était temps qu'il se trouve un peu à manger. Il se mit donc en quête de champignons comestibles, de buissons à baies ou bien d'insectes qu'on lui avait appris à reconnaître et à prépare pendant la "formation"... Mais il ne se risquerait certainement pas à expérimenter des repas à l'aveuglette !

Après une bonne vingtaine de minutes de recherches, Xiang trouva un buisson avec quelques baies comestibles, des fraises sauvages, moins sucrées et moins savoureuses que celles qui étaient cultivées. Mais il n’y avait pas de quoi se faire un plein ventre. La privation de nourriture faisait partie de l’expérience comme Xiang le savait. Il n’allait pas pouvoir rester dans le coin très longtemps. Si Xiang voulait atteindre son abri avant la tombée du jour, il allait devoir se remettre en route rapidement

Après plusieurs heures de marche, Xiang finit par arriver à l’abri qui lui avait été désigné. Il s’agissait en fait d’un renfoncement dans la roche terminé par un toit formé par une grande dalle de pierre. Xiang était toujours dans la forêt mais la pente lui permettait d’avoir une certaine vue sur la vallée. Le temps commençait à se rafraîchir, le soleil descendait sur l’horizon. Il n’allait pas tarder à faire nuit.

Après une journée complète de marche, Xiang grimaça en voyant l’abri qui allait lui servir de repère pour la nuit… A vrai dire, même s’il se doutait que ce serait à l’arrache, il avait quand même espéré quelque chose de plus chaud et de moins venté… Avec juste son pantalon pour seul vêtement et son torse nu, il allait certainement trouver la nuit longue là…
Mais Xiang ne se laissa pas abattre pour autant et il commença à rechercher autours du camp de quoi se rassasier et aussi, mais surtout, de quoi faire un feu pour pouvoir se réchauffer un peu. Délimité par des pierres pour qu’il ne se propage pas.

Déjà très fatigué, Xiang ramassa suffisamment de bois pour se faire un petit feu qui, rapidement, crépita tranquillement. Le soleil disparût derrière l’horizon, les étoiles se dévoilèrent sur la voûte céleste. Il mena une longue recherche pour trouver quelque chose qui lui permettrait de se sustenter, mais il ne trouva pratiquement rien, quelques maigres baies comestibles et il se fatigua encore plus. Xiang était épuisé, le froid commençait à engourdir ses membres.

Blotti au fond de l’abri, Xiang était au moins à l’abri du vent. Il faisait froid, mais au moins il ne pleuvait pas. Xiang brûlait ses dernières réserves. Il était épuisé, il avait froid, il ne parvenait pas à dormir. Il ne sut pas combien de temps il resta là, transi, à attendre que la nuit passe. Il finit par s’endormir ou par perdre connaissance, il était difficile d’établir la limite entre les deux.

Des oiseaux passèrent au dessus de lui dans le ciel, des rapaces, ou peut-être des charognards qui attendaient qu’il cède définitivement. Il avait froid. Ses membres étaient engourdis. Pourtant, il fallait continuer à casser les pierres, les gardiens surveillaient. Xiang portait un uniforme rayé, sale et un matricule grossièrement cousu au niveau de la poitrine : 211C-413. Et puis, ce fut l’heure du repas. Les prisonniers enchaînés furent amenés dans un grand réfectoire et Xiang se retrouva à manger sa soupe à côté d’un nouveau détenu dont les mains complètement engourdies ne lui permettaient pas de tenir sa cuillère. Il voulut l’aider, mais un gardien intervint pour l’en empêcher. C’était injuste, si injuste. Cet instant résonnait de façon étrange, comme s’il réalisait cette injustice pour la première en trois ans de captivité. Alors, il répondit au gardien. Le gardien s’énerva, il attrapa Xiang et commença à le frapper. Et l’autre détenu se leva pour aider Xiang. D’autres détenus se levèrent et l’émeute commença.

Xiang n’avait jamais vu de castor. Pourtant, le bruit des dents sur les arbres était caractéristique. Ils devaient construire un barrage pas très loin de là.

Xiang était avec ses parents, à Anshun. L’ambiance était morne. Son frère venait de repartir et le jeune adolescent tenait entre ses mains la clé usb que Chang lui avait donné avant de repartir. Il ne savait pas ce qu’elle contenait, mais ça n’augurait rien de bon. Sa mère amena les plats sur la table et ils commencèrent à manger ensemble, dans le silence. Il sentait la chaleur du riz lui réchauffer la bouche, la sauce coulait, lui collait les lèvres, l’ensemble lui remplissait l’estomac. Le repas se déroulait en silence.

Une ombre fila avant que Xiang n’ait pu réaliser de quoi il s’agissait. Pourtant, quelque chose s’était tenu avec lui, dans l’abri shoshone un instant auparavant, mais il ne savait pas quoi.

Les coups de feu retentissaient. Les mafieux étaient planqués dans leur chambre d’hôtel, ils étaient pris en étau. Cab se tenait dans l’embrasure de la porte. Une balle lui arriva au milieu du front. Xiang hurla. Il était de retour dans l’abri shoshone. Cab était avec lui, le trou béant au milieu de front.

- Je suis désolé. Tout ça, c’est de ma faute. J’ai jamais voulu qu’il vous arrive du mal.

Xiang était révolté ! Tout ce temps à taper sur ces cailloux dans le froid, déshumanisé… Ce n’était pas une vie, ce n’était pas juste… Cette vie n’en était pas une, autant être un castor et les aider à construire leur barrage !
En tout cas, il préférait voir ses parents, il était heureux de manger de nouveau ce riz… Cette sauce dont il avait oublié le goût mais qui pourtant avait un je-ne-sais-quoi de fade… Peut-être que c’était la garniture en forme de clés USB qui rendait le goût bizarre…
En tout cas ça ne serait pas plus bizarre que ces shoshones qui tiraient dans tous les sens, dans cette chambre d’hôtel en feu. Si on lui avait dit qu’ils étaient violents les shoshones ! En tout cas il n’avait pas vu venir Cab’ au milieu de tous ces tirs dans tous les sens… Et certainement pas un Cab’ avec le front éclaté comme maintenant.
- AAAAAAAAAAAAHH !!!!!!
Xiang se redressa d’un coup sous son abri. Son cri perçant avait déchiré la nuit dans la forêt de Pocatello. Les larmes aux yeux, se rendant compte que tout ça n’avait été qu’un rêve. Il se rallongea, les larmes aux yeux.
- C’est pas ta faute… C’est la nôtre… Et la mienne aussi.. Toujours…
Il referma les yeux et tenta de se calmer pour reprendre sa nuit.